La gare de Nancy en août et septembre 1914 (2)
La gare de Nancy en août et septembre 1914 (2)
11 Novembre 2017, 11:05am
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Publié par Léopold BOUCHOT
Lundi 3 août. — La gare a été très animée toute la nuit; on ne peut accéder aux salles d’attente, ni aux passages, les mobilisés sont couchés partout, même sur les quais ; au matin, on forme deux trains spéciaux qui les emmènent en direction de Toul et Neufchâteau; la gare présente un aspect lamentable, de papiers gras, morceaux de pain, charcuterie écrasée, bouteilles vides et cassées; on forme une équipe de nettoyeurs; le sergent Marchai (architecte de Nancy) donne l’exemple; à grands coups de balais, il nettoie les abords du buffet.
Les sous-officiers du poste ont élu domicile au dortoir des agents de train, on fait la cuisine dans la salle du rez-de-chaussée ; pour réfectoire, le sergent-major Schneider a pris possession de la « toilette » des dames ; ce n’est pas le moment pour nous de « faire les difficiles », et puis nous y sommes au frais par cette température accablante ; la table est bien garnie, d’ailleurs, chacun y pourvoit, en liquide surtout. La Place nous téléphone de nous méfier des messages louches. La guerre n’est pas encore déclarée, mais on dit que les Allemands ont passé la frontière sur plusieurs points.
17 heures. — Une dépêche de Paris nous recommande de redoubler de surveillance dans les gares et sur les quais. Des espions sont signalés.
Mardi 4 août. — Au petit jour, arrive le premier train sanitaire ; les médecins descendent sur les quais et paraissent très affairés bien qu’ils n’aient pas encore de clients. Les infirmières sont en costume bleu et blanc.
Notre service est ainsi réparti : deux officiers de service de jour, un pour la nuit ; nous ne sommes que deux secrétaires, Haas et moi : nous passerons la nuit à tour de rôle.
8 heures 52. — Une dépêche du chef de gare de Nomeny annonce que les Allemands sont là, et cependant, la guerre n’est pas encore déclarée.
18 heures. — Trois longs trains de voyageurs sont partis aujourd’hui pour Paris; ils ont été pris d’assaut, les fourgons même étaient complets ; leur marche est de 30 kilomètres comme les autres convois ; l’heure du départ est considérablement retardée ; les voyageurs, fatigués d’une longue attente, interpellent les employés qui leur répondent avec bonne humeur de prendre patience.
19 heures. — Les premiers trains de troupes commencent à arriver ; les machines sont pavoisées ; des guirlandes de branchages et de fleurs des champs courent le long des wagons ; on a dû faire de longues stations en pleine campagne. Il y a aussi beaucoup de croquis à la craie, toujours les mêmes, la tête de Guillaume avec le casque à pointe et les moustaches en croc. Quelques-uns, très originaux, sont agrémentés de remarques spirituelles.
20 heures. —la déclaration de guerre est maintenant connue. La gare est plongée dans l’obscurité complète; il ne reste que les feux des signaux.
Les trains de troupe arrivent maintenant régulièrement toutes les 20 minutes ; ils ne s’arrêtent que quelques instants et repartent lentement en direction de Blainville; on commence à débarquer au quai de Mon-Désert et à Jarville; ce sont les premiers éléments du 9e corps.
Mercredi 5 août. — Cette nuit, un soldat du poste de police, devenu subitement fou, a pris un fusil, est descendu sur les quais et s’est mis à la poursuite des employés qu’il prenait pour des Allemands ; le fusil heureusement n’était pas chargé. Je téléphone à l’hôpital militaire pour qu’on vienne le chercher. Il réussit à s’échapper, saute au-dessus de la grille, mais on put le rattraper rue Gambetta, près du Commissariat central. Aux soldats du poste s’était joint un civil ; un gendarme croyant avoir affaire à un espion poursuivi l’amène à la gare ; l’homme (un garçon coiffeur) a bien du mal à s’expliquer ; enfin on reconnaît l’erreur. On n’aurait pas vu mieux au cinéma.
Le 9e corps continue à arriver ; les trains se succèdent à intervalles réguliers. Beaucoup de voyageurs attendent les trains en partance. Ils sont embarrassés de leurs bagages qu’on n’enregistre plus ; les employés demandent l’intervention du poste pour que les compartiments ne soient pas encombrés avec les malles.
15 heures. — Une femme, dans la précipitation du départ, a laissé un enfant de 8 ans sur le quai. Il est amené au commissariat, nous allons l’envoyer à la police quand un coup de téléphone de Toul dit que la mère le réclame. On l’enverra par le premier train.
Jeudi 6 août. — Aujourd’hui, c’est officiel, l’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne. Nous nous en réjouissons tous.
8 heures. — La Place nous envoie un long détachement d’engagés volontaires étrangers, Luxembourgeois, Polonais, même des Hongrois et toujours des Alsaciens-Lorrains ; on les dirige sur Reims ; un autre convoi part l’après-midi pour la même direction.
Des employés certifient que nos troupes ont franchi la Seille et sont entrées à Delme. Des dépêches confidentielles recommandent de redoubler de surveillance, à cause des espions. Une auto verte, chargée d’explosifs, est signalée venant de Bar. On craint pour le pont d’Essey.
15 heures. — Le service des voyageurs est rétabli, mais avec quatre trains seulement pour chaque direction. Les départs pour Paris ont lieu : à 3 h 14, 9 h 14, 15 h 14, 21 h 14. Il faut environ 15 heures pour aller à Paris ; il n’y a plus d’express. Les départs ont toujours lieu à l’heure exacte, mais on arrive généralement avec beaucoup de retard.
Une caisse de 200 kilos (archives de la mobilisation du 20e corps), envoyée par erreur à Troyes, nous revient. La Place demande qu’on la réexpédie à Toul. Il nous semble qu’il est bien dangereux de faire ainsi circuler sans contrôle des documents aussi importants.
19 heures 30. — La Place nous informe qu’un Zeppelin venant de Metz se dirige sur Nancy. Trois wagons d’explosifs sont au quai de la douane, prêts à être débarqués. Le commandant défend de les emmener plus loin. Advienne que pourra. Les transports de la concentration continuent à nous arriver dans un ordre parfait; tous les trains viennent de Bricon (près de Chaumont), qui est la gare régulatrice.
Vendredi 7 août. — 14 heures. — La Place nous envoie, sous bonne escorte, un convoi de 45 suspects qui doivent être dirigés sur Troyes par le train de 15 h 14. Parmi eux, il y a un commerçant de Nancy très connu. On dit que des exécutions sommaires d’espions, pris en flagrant délit, ont eu lieu ce matin au Grémillon et le long du cimetière du Sud.
Tous les soirs, des gens inquiets viennent nous avertir, ainsi que le commissaire spécial, que des lumières intermittentes et de couleurs différentes sont remarquées sur les hauteurs voisines, près de la Cure d’Air, du côté de Malzéville; on envoie un observateur sur la terrasse de l’Hôtel d’Angleterre, et, naturellement, il ne constate rien d’anormal : les feux ont disparu ou plutôt, ils étaient dans l’imagination des gens qui voient des espions partout. Une piste plus sérieuse est retenue ; il s’agit de lumières suspectes qu’on voit très tard par les fenêtres donnant sur la gare, d’une haute maison voisine ; le pâtissier du rez-de-chaussée, après avoir été surveillé, vient d’être arrêté ; il parait que c’est une bonne prise.
Le commandant a donné l’ordre de faire enlever les affiches de publicité collées aux murs des quais et des bâtiments voisins ; c’est une précaution utile. Charles Fridrich, soldat au poste de police vient d’être désigné comme troisième secrétaire de la Commission de gare ; maintenant le personnel est au complet.
Samedi 8 août. — Temps magnifique; à partir de 10 heures, il fait une chaleur intolérable sous la verrière de la gare. Le passage des trains de troupes s’est ralenti; tous les mobilisés ont maintenant rejoint leurs unités ; les engagés volontaires et les évacués sont moins nombreux ; au tumulte des jours précédents, succède un calme relatif.
Nous ne savons rien de la marche du 20e corps en Lorraine ; Château-Salins serait, paraît-il, occupé.
Au train de 9 h 14, ce matin, nous avons embarqué 17 soldats allemands et leur escorte; ce sont les premiers que nous voyons. Ils ont été amenés à pied du bureau de la place à la gare; ils ont été accompagnés par une bande de braillards prêts à les malmener. Pour éviter que de pareilles manifestations déplacées ne se reproduisent, le commandant demande qu’on les conduise dorénavant en voiture ou de nuit. Sur les quais, il a fallu toute l’autorité des officiers et du chef de gare pour renvoyer les employés à leur service. Ces soldats sont bien équipés et ne paraissent pas très inquiets du sort qui les attend.
À 15 h 14, part un convoi de 62 espions ou indésirables, la plupart sont des fonctionnaires trop zélés des communes de Lorraine nouvellement occupées. — À 18heures, deux gendarmes amènent au bureau un grand uhlan qui reste un moment seul sous ma surveillance ; il parle correctement le français et me raconte qu’étant en reconnaissance dans une forêt, du côté de Vic, son détachement a été sabré; il est heureux de s’en être tiré à si bon compte.
19 heures. — Le général de Castelnau venant de Toul a été arrêté pont Stanislas par le factionnaire qui a demandé le laissez-passer. Le général descend, félicite le soldat et fait une visite rapide à la gare pour se rendre compte de la façon dont les consignes sont observées ; il parait satisfait.
Dimanche 9 août. — Très belle journée ; beaucoup de monde dans les rues et aux terrasses des cafés ; tout est calme ; mais est-ce de bon augure ? La plupart des civils portent un brassard ; tout le monde a voulu se rendre utile, même les adolescents, très fiers dans, leur costume de scouts, qui s’affairent et servent d’estafettes.
Ce matin nous avons embarqué, pour Vézelise, un groupe de filles débraillées qui provoquent au passage les employés et les soldats. On les envoie à la campagne pour faire la moisson; je me demande quel travail elles vont faire.
Beaucoup de femmes de G. V. C. pourvues de laissez-passer sont parties à 9 h 14 pour Toul, où elles vont porter des provisions à leurs maris ; mais là-bas, on a refusé de leslaisser sortir de la gare ; elles reviennent par le train du soir avec leurs paniers et leurs filets, furieuses et presque enragées ; et nous, nous avons reçu par téléphone, des reproches pour les avoir laissé partir.
14 heures. — Le 44e bataillon de chasseurs à pied, qui vient de Toul, traverse la place Thiers à belle allure ; c’est à qui offrira, au passage, un bock, un cigare, du chocolat.
Lundi 10 août. — Nous n’avons aucune nouvelle de ce qui se passe sur le front de Lorraine, on n’entend pas le canon. Dans la nuit, venant de Châteauroux, est arrivé un convoi de 48 wagons plats chargés de voitures d’ambulance. Nous continuons à envoyer, par les trains réguliers, des indésirables à Vézelise et à Soulosse, toujours pour faire la moisson.
Hier soir, est arrivée une histoire bien amusante, presque invraisemblable : le train venant de Mirecourt doit entrer en gare à 20 h. 26, mais au pont de Mon-Désert, le mécanicien voyant le disque fermé, arrête son train; le temps passe et malgré denombreux coups de sifflet, le passage est toujours bloqué. Le chauffeur descend, va au poste d’aiguillage tout proche pour être renseigné ; mais la sentinelle qui est près du dépôt l’arrête ; cet homme tout barbouillé de noir ne lui dit rien qui vaille, et il n’a pas le mot de passe, pas de papiers. Le G. V. C., l’Alsacien Stolz, qui ne connaît que sa consigne crie au chauffeur d’arrêter : « Ne pouge bas où j’te crève la banse ! » Le mécanicien, ne voyant pas revenir son chauffeur, descend à son tour, et bientôt Stolz tient au bout de sa baïonnette un deuxième espion, qui n’ose pas plus bouger que le premier, de crainte de malheur. À la fin, le chef de service, intrigué de voir ce train en panne et les voyageurs, à bout de patience, vient délivrer les deux employés qui n’en menaient pas large. Un accident aux signaux était la cause de tout le mal.