La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

On pend le cramail

Lorsque la noce du fils Mathieu avec la fille du Prosper Husson fut terminée, le nouveau marié avait fait promettre à ses parents les plus proches, ainsi qu’à plusieurs jeunes gens, parmi les plus rigolos, de revenir dans une huitaine pour pendre la crémaillère

Les nombreux invités, presque tous braves cultivateurs des villages voisins, n’avaient pas, comme on dit quelquefois, la gale aux dents ; il ne fallait pas leur en promettre, d’au­tant plus que certains d’entre eux avaient pris la précaution de faire jeûne et abstinence la veille du grand jour.

Le samedi suivant, chacun fut exact au rendez-vous. Un seul manquait à l’appel : c’était le fils Martin, de Lochères, qui, à la suite de la noce, avait attrapé une indigestion qui l’avait rendu tellement malade qu’il était obligé de garder le lit.

Le père Mathieu invita d’abord ses hôtes à venir visiter la nouvelle demeure des jeunes époux.

 

 

C’était une coquette maison blanche aux volets verts, coiffée de tuiles rouges, que le soleil de mai enflammait de ses rayons printaniers.

De magnifiques écuries et de vastes granges régnaient à droite et à gauche du corps de logis. Un immense verger étalait, au nord de l’habitation, son tapis de velours net, étoilé çà et là par les fleurs immaculées des énormes ceri­siers aux naissantes frondaisons. Midi venait de sonner à l’horloge de la paroisse. La cérémonie traditionnelle allait commencer.

Sur une échelle couverte de mousse et de fleurs des plus variées, un cramail tout neuf avait été déposé. Des saucisses énormes, un jambon, deux poulets à la chair rosée avaient été suspendus à l’échelle. Quelques bouteilles de « derrière les fagots » reposaient de chaque côté du cramail, sur leur lit de mousse et de fleurs fraîches écloses. Quatre des plus robustes saisirent l’échelle, suivis des nouveaux mariés et de tous les invités. Le cortège se dirige vers la maison blanche aux volets verts, coiffée de tuiles rouges.

Un quart d’heure plus tard, on arrivait devant la nouvelle demeure. Avec mille précautions, le cramail fut enlevé et accroché dans la cheminée où un solide crampon avait été fixé. La mariée fut invitée à allumer le feu préparé aupara­vant ; elle se prêta, de bonne grâce, à cette petite corvée et quelques secondes après, une flamme claire et vive s’élevait en pétillant dans la large cheminée.

Un feu nouveau venait de prendre naissance au village meusien.

Deux enfants de la terre lorraine allaient, désormais, vivre là leur vie de labeur acharné, partageant les mêmes peines et les mêmes joies.

Un excellent repas fut servi dans une des pièces de la nouvelle maison. Inutile d’ajouter que chaque convive fit honneur à la cuisinière. On ne quitta la table que très tard dans la soirée ; puis chacun prit le chemin du retour, après avoir souhaité aux époux radieux un bonheur sans mélange, toujours pur comme un ciel de printemps.

Hélas ! les cramails ont fait leur temps ! Rares sont au­jourd’hui les maisons où l’on pend, avec le cérémonial d’au­trefois, cette échelle mystérieuse, accrochée au-dessus de la flamme, au centre de la large cheminée qu’affectionnaient nos vieux parents. Bientôt même, nous ne les verrons plus en nos villages lorrains, ces taques en fonte couvertes de mots indéchiffrables pour nous, mais que nos grands-pères traduisaient à leur façon.

Nous n’irons plus aux veillées d’hiver, alors qu’il neige et tourbillonne au dehors, nous asseoir, toute la famille, sous le vaste manteau, pendant qu’un bon feu de vieilles souches nous réchauffe et nous réjouit. Tout cela s’en va. On déserte le foyer de ses pères, on ne veut plus habiter le modeste village où, à l’ombre du clocher moussu, reposent, dans la paix du sommeil éternel, ceux qui savaient autrefois aimer et apprécier le hameau qui les avait vus naître...

Et cependant, le vers de Virgile n’est-il pas plus vrai que jamais ?

« Trop heureux les hommes des champs, s’ils connais­saient leur bonheur. »

 

Georges Lionnais.

 



26/01/2019
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