La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

Quand il marche, tout marche

 

C'était dans le petit village de Vuisse, il y avait un homme qu’on appelait Chan ; son fils était soldat en Afrique.

La veille du nouvel an, le facteur lui apporta une lettre. – Ah ! dit-il, c'est une lettre de notre Joson. Mais, comme il ne savait point lire, il donna la missive au fils de Loua qui était très savant (car il avait été à l'école jusqu'à dix-huit ans).

Après avoir déchiré l'enveloppe, il lut ceci :

Sidi-bel-Abbès, 25 décembre.

Mon cher papa et chère maman

Je vous souhaite une bonne année et le paradis à la fin de vos jours. Voilà bientôt deux ans que je suis parti de chez vous, je suis à Sidi-Abbés en Afrique. Il fait tellement chaud ici que les poules pondent des œufs durs et que les chiens ne peuvent plus marcher sur les trottoirs parce qu'ils se brûlent les pattes. Je suis si loin de chez nous que je suis tout près du soleil.

« Je pense que vous serez bien contents d'apprendre que votre fils est monté en grade. C'est moi qui marche le premier en avant du régiment. Quand je marche, tout marche ; quand j'arrête tout arrête.

« Je gagne beaucoup d'argent, mais, comme je suis toujours obligé d'avoir de la glace dans la bouche si je ne veux point, cuire, ma paye ne me suffit pas pour en acheter car elle se vend cher. Je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez m'envoyer une pièce de vingt francs par la poste, j'achèterai de la glace pour rafraîchir mon gosier.

« Vous donnerez bien le bonjour à la Zélie, vous lui montrerez ma lettre pour qu'elle m'envoie quelque chose, encore mon parrain pour qu'il en fasse autant qu'elle. A tous ceux qui demanderont après moi, vous donnerez bien le bonjour et vous leur direz que quand je marche tout marche.

En attendant le plaisir de me rafraichir à votre bonne santé, je vous embrasse bien -fort.

« Votre fils, « CHAN Joson, tambour aux zouaves. »

Le lendemain, le père Chan disait a tous ceux qui voulaient l'entendre que son fils était monté en grade : quand il marche tout marche ! disait-il. Après avoir montré la lettre à la Zélie qui lui donna cent sous, au parrain qui lui donna encore trente sous, le père Chan s'en fut chez le fils de Loua pour le prier de répondre à son fils ce qui suit :

Mon cher Joson

« Ta lettre nous a fait beaucoup plaisir. Moi et ta mère sommes bien contents que tu es monté en grade. Il gèle si fort ici que la rivière de la Rothe (1), que tu connais bien, est gelée et que nos oies ne peuvent plus aller à l'eau pour se baigner. Comme la glace est très chère en Afrique, je viens d'en casser plein un panier que je t'envoie, avec cela tu en auras pour longtemps.

« Quand tu en manqueras, tu pourras nous l'écrire, tu pourras même en vendre aux hommes de ton régiment, tu gagneras beaucoup, encore moi car ce n'est pas cela qui manque ici.

« Comme nous ne sommes point riches, je ne puis te donner que cela. La Zélie m'a donné cent sous et ton parrain trente sous. Cela m'a coûté six francs et dix sous à la gare pour t'envoyer le colis, il ne reste point d'argent pour toi.

« Quant au panier, je te le donne tu pourras le conserver et t'en servir pour nous rapporter des oranges quand tu reviendras, car je les aime bien.

« Ton père,

«CHAN»

(1) La Rothe, rivière affluent de la Seille.

 

L HAMEURT

Le Pays Lorrain 1909

 



15/12/2017
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