La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

L'Avenue des Tilleuls à Commercy

Texte rédigé en 1905

 

Lorsqu’on demande aux voyageurs qui ont traversé la belle et fertile vallée de la Meuse ce qu'ils pensent des lieux qu'ils ont visités, lorsqu'on les prie de formuler en particulier un jugement sur Commercy, les uns répondent Commercy : mais c'est une petite ville très agréable, originale, curieuse, intéressante ! Et les autres « Commercy, quel abominable pays, hideux, malpropre, banal, ennuyeux » et ils traduisent leur mépris par un mot caractéristique c'est un trou.

Or, savez-vous d'où provient cette divergence d'opinions ? Croyez-vous qu'elle a pour cause le caractère toujours souriant des uns, le caractère toujours morose des autres ? Croyez-vous que les uns ont conservé de Commercy une bonne impression parce qu'ils ont dégusté au passage une madeleine fraîche et parfumée, et que les autres détestent la pauvre petite ville parce que, ayant voulu, eux aussi, « communier avec la douce et délicate Lorraine », ils ont été déçus par la sécheresse d'un gâteau très vieux, manquant de saveur ? Non, il y a une autre raison à ces différences d'appréciations : Commercy est une ville charmante pour ceux qui ont pu admirer son principal élément de beauté : l'avenue des Tilleuls ; c'est une ville détestable pour ceux qui ignorent l'intérêt d'une visite à cette magnifique allée.

Aussi me semble-t-il équitable de faire, avec ces derniers - touristes qu'un guide incomplet n'a point prévenus - voyageurs qu'une pluie malencontreuse a confinés dans une brasserie, cette promenade parfois impossible ou désagréable dans la nature, toujours possible dans une page du Pays lorrain.

Et d'abord, la première impression que produisent les tilleuls est une impression de respect, la même que cause la rencontre d'un vénérable vieillard, - d'un de ces bons vieillards qui peuvent se rajeunir et de temps à autre retrouvent leur gaité et leur verdeur d'autrefois - d'un de ces vieillards pleins de fraicheur, qui savent attendrir par le contraste de leur âge et de leurs jeunes idées.

Les tilleuls sont, en effet, très vieux. C'est le prince de Vaudémont qui, après avoir fait construire la place du Fer-à-Cheval prolongea la rue en face du château par cette superbe avenue. La plantation eut lieu en 1721, sous la surveillance d'un gardien sévère, chargé d'empêcher toute déprédation. Et plus tard, Stanislas en fit sa promenade favorite et voulant qu'elle conduise à un but, il créa dans la grande forêt où elle aboutit, un jardin somptueux qui reçut le nom de Fontaine royale.

 

 

Depuis, les ans ont passé les tilleuls se sont développés au milieu des tourmentes ils ont vécu de leur douce vie végétative, et maintenant ce sont des vieillards. Mais, nés ensemble, pareils dans leur jeunesse, ils revêtent aujourd'hui des aspects différents. Les uns sont des vieillards proprets, qu'on entoure de tous les soins. Le commencement de l'avenue, qui appartient encore à la ville, est en effet confortablement installé sur un parapet. Ce sont les tilleuls civilisés, ceux qui voient du monde, ceux qui assistent, curieux et muets, aux conversations libertines des collégiens, aux lamentations désolées des veuves allant au cimetière. Ils se sont accoutumés à se voir lancer des coups de pied, tirer les cheveux par les écoliers espiègles ; ils supportent tout, doux, amènes, résignés, taquinés et choyés. Pas d'excroissances à leurs pieds ; on veille continuellement à leur santé et à leur bonheur et de temps à autre, on leur renouvelle leur bain de sable ; le promeneur les caresse de la main et s'arrête pour admirer leur vigueur. Voisins de l'hospice des vieillards, ils subissent les mêmes traitements, ils sont l'objet de la même sollicitude.

Tout autres sont leurs frères, dont la double rangée s'étend au-delà de la ville et pénètre même assez loin dans la forêt. Ceux-ci, ce sont les vieillards farouches, échevelés, beaux dans leur apparence sauvage, avec leur tête hirsute et leur corps contorsionné, beaux de cette beauté que l'Art prête parfois aux figures symboliques du temps et de la tempête.

Ils ont toujours vécu en plein air ils ont toujours bravé le vent et l'ouragan : aussi ont-ils conservé, avec leur rudesse primitive, la santé robuste des habitants de la campagne et de la forêt. Tandis que leurs branches s'entrecroisent, capricieuses, se profilant sur le ciel, leurs racines énormes et vigoureuses s'étendent au loin dans les terres labourées, émergeant parfois des sentes latérales, formant à certains endroits des réseaux compliqués où vient heurter le pied du promeneur étourdi.

Parfois un de ces géants tombe foudroyé par l'éclair, D'autres s'éteignent lentement, péniblement, après avoir vu diminuer chaque été le nombre de leurs bras qui verdissent tels ces paralytiques, dont les membres s'engourdissent successivement. Et quand ils meurent de débilité sénile, le bûcheron donne le coup de grâce, un trou se fait et les arbres voisins restent là, impassibles, respirant plus largement de leurs feuilles ouvertes. Lorsque le tronc s'effrite, le tilleul ne souffre pas les réparations. A Bar-le-Duc, il y a, au pâquis de la Ville- Haute, un orme géant, dans lequel le temps avait fait une large brèche elle fut bouchée par un maçonnage habile, cependant que d'énormes tiges de fer empêchaient les branches de se disjoindre. Nos tilleuls ne supporteraient point une semblable compromission avec la pierre.

Ils préfèrent se laisser tranquillement mourir ; les branches se cassent, le mal ronge peu à peu l'arbre ils veulent bien être blessés, malades ; ils ne veulent subir aucun pansement. Longtemps le trou reste béant, sert de réceptacle aux objets qu'apportent le vent et les animaux, et lorsqu'on les abat, on y découvre un véritable musée.

Il ne faut pas s'étonner que les vieux tilleuls fassent preuve d'une telle philosophie, car ils ont vu des choses terribles, ils ont été les témoins impuissants d'évènements tragiques. S'ils pouvaient parler, ils ne manqueraient pas de vous raconter l'histoire de l'assassinat de la Catharina.

 

 

C'était sous la Restauration, dans les premiers temps de la seconde invasion. Une cantinière russe se rendait à cheval, par l'avenue des tilleuls, à Saint-Aubin, accompagnant un char de blessés qui sortait de l'hôpital. A son séjour à Commercy et même avant son entrée dans la ville, elle avait fait parade de l'or qu'elle possédait et qu'elle avait amassé pendant la guerre. A peine le convoi eut-il pénétré dans la forêt, qu'une voix cria en patois au conducteur, paysan des environs « Baisse-toi, arrête tes chevaux ou tu es perdu ! Au même moment, une grêle de balles se mit à pleuvoir du bois l'escorte prit la fuite, et les misérables assaillants bondissant sur le char, massacrèrent à coups de fusils et à coups de lances les blessés sans défense. La Catharina cependant, tombée de son cheval, fuyait à grand peine elle allait s'échapper lorsqu'un coup de hache lui sépara l'épaule du corps et la renversa. Horriblement mutilée, elle fut ramenée à l'hôpital avec ses malheureux compagnons, tandis que les bourreaux, devant les tilleuls discrets, se partageaient le riche butin.

Les tilleuls n'inspirent pas seulement une impression de respect admiratif, hommage rendu à leur âge, à leur vaillante solidité ; l'avenue procure aussi aux promeneurs une sensation de fraîcheur et de charme.

Rien n'est si beau, en hiver, que ces arbres énormes, colosses merveilleux, dont la longue suite se détache en vigueur sur le ciel pâle. Souvent une grosse masse noire trouble l'harmonie de l'enlacement des branches ; c'est une touffe de gui qui s'est implantée là pour affirmer que s'il y avait encore des druides ils n'iraient plus trancher les feuilles sacrées sur les chênes, mais sur les tilleuls. A cette saison, l'arbre apparaît dans toute sa nudité ; débarrassé des branchettes parasites, il montre ses bosses monstrueuses, aux formes multiples, évocatrices d'organes humains : yeux largement ouverts, nez saillants, bouches grimaçantes. Le tronc noueux fait ressortir ses muscles, avec ce défi de l'athlète qui, ayant enlevé ses vêtements, découvre ses biceps et ses pectoraux. Il semble alors, penché et tordu en des poses de lutte, se préparer à quelque combat contre les éléments.

En été, les tilleuls qui, sans souci des intempéries, se sont bravement dépouillés pendant l'hiver, forment une épaisse voûte de feuillage où l'on vient chercher l'ombre bienfaisante. De loin en loin, on voit onduler quelques claires toilettes ; un cavalier passe ; des enfants courent autour des arbres et s'assoient sur les bancs moussus où jadis Voltaire, hôte de Stanislas, vint rêver, dit-on à Séminamis et à Nanine ; d'autres, avisant un tilleul creux s'y livrent au jeu de la petite guerre de forteresse et le passant voit émerger dans les branches une tête curieuse de bambin ; c'est la vigie qui guette l'approche des assaillants.

Après la feuille, vient la fleur. Ces trois kilomètres de tilleuls répandent dans l'espace une senteur pénétrante ; et souvent, par les beaux soirs, les couples commerciens qui se promènent lentement aux environs de la ville, s'arrêtent soudain, aspirant l'air à pleines narines c'est la brise qui leur apporte, dans une bouffée, le doux parfum du tilleul.

Il s'est même formé, à ce sujet, une légende charmante. Si Commercy est rarement victime des maladies contagieuses, c'est aux tilleuls qu'il le doit. C'est cette longue rangée d'arbres odorants qui arrête les fièvres malignes et, dans mon enfance, après avoir entendu vanter cette action contre les épidémies, je m'imaginais qu'une épidémie était un gros nuage que les tilleuls arrêtaient par leurs feuilles étroitement serrées et leurs branches réunies contre l'invasion.

 

Le lundi de la Pentecôte, l'avenue des Tilleuls s'anime on n'y voit plus seulement de rares promeneurs, mais, tout le long de la route, des familles joyeuses, des voitures chargées de monde, des cyclistes en troupe. On se rend à la guinguette ». On va faire à la vieille forêt royale la visite traditionnelle ; beaucoup y prennent, au milieu de l'herbe émaillée, de « reines des bois un repas champêtre ; d'autres, franchissant le ravin où coule l'eau de la fontaine de Stanislas, vont réveiller les échos du bois ; on croit, en parcourant les larges tranchées, pénétrer dans une de ces salles anciennes et pieusement conservées, où l'on retrouve avec les meubles et les tapisseries, le souvenir d'une époque et, lorsqu'un cri s'élève, la forêt répond d'une voix lointaine, qui semble être celle d'un gentilhomme de la cour de Louis XV.

Le soir, les tilleuls assistent au retour tardif, entendent les chants pleins de gaité, les airs à la mode. Ils ne s'en émeuvent point, ils sont habitués à tout.

Tels sont nos tilleuls commerciens. Venez les voir, ces êtres admirables et curieux. Vous vous sentirez, à leur vue, remplis de respect, et vous goûterez près d'eux une sensation de fraîcheur ct de charme. Vous les verrez, eux devant qui ont passé, dans leur prime jeunesse, les carrosses et les chaises à porteurs, et plus tard le cortège sanglant de la Catharina vous les verrez regardant avec étonnement, les yeux largement ouverts, le nez saillant et la bouche grimaçante, les élégants coupés et les automobiles perfectionnées, vous les verrez, superbes et gigantesques, inconscients du temps, dédaigneux de la tempête, dont ils sont, dans leur sauvage beauté, les figures symboliques.

 

Simpol. –Le Pays Lorrain 1905

 

 



26/04/2018
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