La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

L'émigration des Lorrains en 1871

Colette Baudoche et sa grand-mère sont allées faire une excursion è Gorze ; elles sont accompa­gnées d’un professeur allemand, M. Asmus. Les promeneurs se sont assis sur les hauteurs de Gravelotte, d’où on domine la vallée de la Moselle et la route de Metz à Nancy. Mme Baudoche rappelle ses souvenirs de 1872.

 

Mme Baudoche revoyait le spectacle le plus saisissant auquel elle eût assisté et certainement le plus tragique de l’histoire moderne en Lorraine :

« Regardez cette route, en bas, disait-elle, la route de Metz à Nancy. Nous y avons vu, ton grand-père et moi, des choses à peine croyables.

« C’était à la fin de septembre 1872, et l’on savait que ceux qui ne seraient pas partis le 1er octobre deviendraient Alle­mands. Tous auraient bien voulu s’en aller, mais quitter son pays, sa maison, ses champs, son commerce, c’est triste, et beaucoup ne le pouvaient pas. Ton père disait qu’il fallait demeurer et qu’on serait bientôt délivré. C’était le conseil que donnait Mrg Dupont des Loges (1). Et puis la famille de V... nous suppliait de rester, à cause du château et des terres. Quand arriva le dernier jour, une foule de personnes se décidèrent tout à coup.

 

 

« Une vraie contagion, une folie. Dans les gares, pour prendre un billet, il fallait faire la queue des heures entières. Je connais des commerçants qui ont laissé leurs boutiques à de simples jeunes filles. Croiriez-vous qu’à l’hospice de Gorze des octogénaires abandonnaient leurs lits ! Mais les plus résolus étaient les jeunes gens, même les garçons de quinze ans. « Gardez vos champs, disaient-ils au père et à la mère ; nous serons manœuvres en France.» C’était terrible pour le pays, quand ils partaient à travers les prés, par cen­taine et centaine. Et l’on prévoyait bien ce qui est arrivé, que les femmes, les années suivantes, devraient tenir la charrue. Nous sommes montés, avec ton grand-père, de Gorze jusqu’ici, et nous regardions tous ces gens qui s’en allaient vers l’ouest. A perte de vue les voitures de déména­gement se touchaient, les hommes conduisant à la main leurs chevaux, et les femmes assises avec les enfants au milieu du mobilier. Des malheureux poussaient leur avoir dans des brouettes. De Metz à la frontière, il y avait un encombre­ment, comme à Paris dans les rues. Vous n’auriez pas en­tendu une chanson, tout le monde était trop triste, mais, par intervalle, des voix nous arrivaient qui criaient : « Vive la France ! » Les gendarmes, ni personne des Allemands n’osaient rien dire ; ils regardaient avec stupeur toute la Lorraine s’en aller. Au soir, le défilé s’arrêtait ; on dételait les chevaux ; on veillait jusqu’au matin dans les voitures auprès des villages, à Dornot, à Corny, à Novéant.

« Nous sommes descendus, comme tout le monde, pour offrir nos services à ces pauvres camps-volants. On leur de­mandait : « Où allez-vous ? » Beaucoup ne savaient que répondre : « En France... » Et quand ton grand-père leur disait : « Comment vivrez-vous? », ils répétaient obstinément : « Nous ne voulons pas mourir Prussiens. » Nous avons pleuré de les voir ainsi dans la nuit. C’était une pitié, tous ces ma­telas, ce linge, ces meubles entassés pêle-mêle et déjà tout gâchés. Il paraît qu’en arrivant à Nancy, ils s’asseyaient autour des fontaines, tandis qu’on leur construisait en hâte des baraquements sur les places. Mais leur nombre grossis­sait si fort qu’on craignit des rixes avec les Allemands, qui occupaient encore Nancy, et l’on dirigea, d’office, sur Vesoul plusieurs trains de jeunes gens... Maintenant, pour com­prendre ce qu’il est parti de monde, sachez qu’à Metz, où nous étions cinquante mille, nous ne nous sommes plus trou­vés que trente mille après le 1er octobre...»

 

Maurice Barrés,

Colette Baudoche

 

(1) Évêque de Metz de 1842 à sa mort, en 1886.

 



06/01/2019
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