La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

Les alliés à Saint-Dié en 1814

On sait que les troupes alliées pénétrèrent en Lorraine dans les premiers jours de janvier 1814.

Dès le 3, les premières colonnes franchirent le col de Bussang et occupèrent Remiremont sans la moindre résistance. La nouvelle en fut bientôt connue à Saint-Dié aussitôt, le sous-préfet Denormandie, auditeur du Conseil d'Etat, quitta la ville. Le lendemain, le maire François-Joseph Ferry, écrivit au directeur des mines de Sainte-Marie et de La Croix pour lui dire que (ne pouvant plus faire l'emploi du plomb qu'on lui avait demandé, dans les circonstances où l'on se trouve, il fera bien d'en disposer autrement).

Le 6, les Bavarois, maitres des cols de Bonhomme et de Sainte-Marie, descendirent dans la vallée de la Meurthe, et les patrouilles du général von Deroy s'avancèrent jusqu'à Saint-Dié, escarmouchant avec une centaine de cavaliers français qu'elles rejetèrent au-delà de la ville. C'était bien là, comme on dit quelquefois, enfoncer une porte ouverte, et nombre de gens ne comprirent pas comment les Vosges avaient pu être aussi promptement et aussi facilement franchies. Le curé de La Croix-aux-Mines, dans le Journal qu'il a tenu pendant ces événements, ne put s'empêcher de faire cette réflexion « si l'on avait eu seulement mille hommes postés sur les hauteurs du Bonhomme et de Sainte-Marie, avec quatre pièces de canon sur chaque col, et aidés de la population, jamais l'ennemi ne nous aurait occupé ».

A la suite de différents combats dans les environs d'Epinal et de Rambervillers, le Ve corps bavarois se décida à marcher sur Saint-Dié. Le lundi 10 janvier eut lieu le combat de Sainte-Marguerite ou de Saint-Dié.

Le Grand-Pont, qui relie le, faubourg Saint-Martin à la ville, était alors en construction ; les arches étaient cintrées, mais non encore recouvertes et nivelées par la voie et par les deux trottoirs. Les inégalités des grosses pierres de taille produisaient des trous sur toute la longueur du pont, et la forte épaisseur de la neige les rendait invisibles. A quelque distance de là, il y avait le vieux pont en bois, contre l'ancien abattoir et à l'écart. Le nouveau, inachevé, communiquant en droite ligne du Faubourg à la Grande-Rue, allait rendre un signalé service à la ville.

Après une lutte très vive dans la plaine de Sainte-Marguerite, les Français des généraux Duhesme et Piré, refoulés par la cavalerie du général von Deroy, passèrent sur la rive droite de la Meurthe. Les cavaliers bavarois, lancés à leur poursuite, arrivèrent, brides abattues, sur le nouveau pont tout couvert de neige. Les chevaux trébuchèrent contre les inégalités des pierres, s'abattirent en s'écrasant ; les cavaliers roulèrent les uns sur les autres dans la rivière, assez haute à ce moment, tandis qu'un bataillon, rangé sur les quais, commença une fusillade nourrie. L'ennemi, ne pouvant plus avancer, encombra le pont ; le désordre se mit dans ses rangs. Il fit volte-face et évacua le Faubourg, laissant à l'armée française le temps de battre en retraite, par la place du Parc et la route de Raon.

 

Que l'on songe à ce qui serait arrivé à la ville si les Bavarois, ne rencontrant pas cet obstacle imprévu, étaient entrés immédiatement à la suite des Français et si le combat avait continué dans les rues, peut-être même dans les maisons !

L'infanterie de Duhesme et la cavalerie de Piré reculèrent sur Rambervillers par Saint-Michel et Nompatelize.

Le combat de Saint-Dié laissa dans la population de durables et vivants souvenirs. Longtemps on parla, pour l'avoir entendu dire aux vieux parents, de l'attaque du Faubourg par les Bavarois de la retraite des Français, vigoureusement pressés par l'ennemi à travers les rues. Longtemps, on a montré des maisons de la rue d'Alsace et le portail de l'église Saint-Martin qui conservaient les traces de la lutte. On a toujours respecté ce petit bouquet d'arbres, abritant quelques grosses pierres, qui se trouve presqu'en face des Tiges, sur le penchant de la montagne et connu sous le nom de Cimetiére des Cosaques. Il y a trois ans, un officier russe faisant, à Saint-Dié, un stage militaire dans un de nos bataillons de chasseurs, s'enquit de l'endroit où avaient été inhumés ses compatriotes, tués en janvier 1814, et pour honorer leur mémoire, il fit déposer, touchant et patriotique hommage, des couronnes de fleurs.

 

Le comte de Vrède, général en chef des troupes bavaroises, établit son quartier général à Saint-Dié. Son premier soin fut de pourvoir à l'administration du département. Le 16 janvier, il rendit une ordonnance dans laquelle il disait que le Préfet et les Sous-Préfets des Vosges s'étant éloignés de leur poste à l'approche des armées des Hautes Puissances alliées, celles-ci ne veulent pas interrompre la marche des affaires d'administration, de police et des départements respectifs du service. En conséquence, le comte d'Armansperg, chambellan du roi Maximilien de Bavière, devait se rendre à Epinal pour y remplir les fonctions de Préfet provisoire. D'autre part, il était ordonné aux commissions sous-préfectorales ad intérim, ainsi qu'à tous les maires du département, de reconnaître le comte d'Armansperg et d'exécuter ses ordres.

La Commission sous-préfectorale de Saint-Dié était composée de F.-J. Ferry, maire, président Courcier, Nic. Arragain, J. Viengin et Gley.

Le Préfet bavarois songea d'abord à organiser le service des dépêches d'Epinal à Colmar, ville importante pour les Alliés, à cause de sa proximité du Rhin. Ce service se faisait par estafettes. Un arrêté du 18 janvier institua des relais à Epinal, Girecourt, Rambervillers, L'Hôte-du-Bois et Saint-Dié. Chacun d'eux dut être pourvu constamment de deux postillons et de trois chevaux, fournis, au besoin, sur la réquisition des maires et sous la surveillance des directeurs des postes. Le maître de la poste aux chevaux à Saint-Dié était à cette époque Joseph Stouls, qui tenait l'Hôtel de la Poste.

En quittant Saint-Dié, les chefs bavarois avaient recommandé au maire de continuer à employer la garde bourgeoise pour le service de la police municipale. Il n'y avait à l'Hôtel de Ville qu'une quarantaine de fusils de munition, dont six en mauvais état, appartenant à la commune, et. qui ne sortaient du dépôt que pour ce service et y étaient soigneusement réintégrés après la descente de la  garde. Le général comte de Ligniville était alors commandant de cette garde nationale.

On subissait le régime des contributions de guerre et des réquisitions. Il fallut rétablir le fonctionnement de l'octroi, interrompu par le départ des employés des droits réunis, auquel en était confié la régie, C'est ce que fit le conseil municipal dans sa séance du 1er février. Quelque temps après, il fixa le prix des objets de réquisition d'après les mercuriales et leur valeur commerciale à l'époque des fournitures.

Pendant que la municipalité déodatienne s'occupait ainsi des intérêts de la cité, elle y maintenait l'ordre et la tranquillité. Mais les inquiétudes ne tardèrent pas à troubler les esprits, quand on apprit que des tentatives de résistance à l'ennemi avaient eu lieu en Lorraine. Ces tentatives, il est vrai, restaient sans écho, l'enthousiasme des populations faisant absolument défaut. On n'en craignit pas moins que le mouvement ne s'étendit aux Vosges, et surtout à la partie montagneuse du pays, où la guerre de partisans est plus facile et plus redoutable. Aussi, dès le commencement de mars, songea-t-on à prendre quelques précautions. Le conseil municipal de Saint-Dié édicta. le certaines mesures de police, notamment contre les attroupements et toutes personnes qui « tiendraient des propos séditieux tendant à produire l'anarchie et le trouble, et qui seraient aussitôt dénoncées et livrées à l'autorité militaire.

Cependant l'agitation gagna la montagne, sous l'impulsion de Nicolas Wolff, de Rothau, qui, le 5 avril, lança une proclamation pour appeler aux armes les, populations des Vosges et de l'Alsace. Il parcourut les villages des cantons de Schirmeck et de Saales, avec un ancien sous-officier, nommé Bertrand, qu'il avait pris pour son lieutenant. Tous deux parvinrent en très peu de temps à grouper quelques centaines de partisans.

A peine Wolff et ses hommes tenaient-ils la campagne que, le 5 avril, les Alliés marchaient contre eux.

Des détachements badois, d'autres bavarois, se dirigèrent du côté de Saales et de Schirmeck. En même temps arrivait à Saint-Dié la compagnie d'infanterie bavaroise, que le premier lieutenant de Huschberg, commandant provisoire de la gendarmerie des Vosges amenait d'Epinal. Sur l'invitation de cet officier, le Conseil s'assembla et prit la délibération suivante qui fut imprimée et affichée dans tout l'arrondissement :

« Le conseil municipal, extraordinairement assemblé, il lui a été donné connaissance par le Maire de la ville, que M. le capitaine de Huschberg, commandant la gendarmerie du département des Vosges, avait été chargé par M. le Préfet de dissiper les complots des brigands qui. sous le nom de Partisans, voulaient troubler l'heureuse tranquillité dont notre ville n'a cessé de jouir, et que l'on avait désigné cet arrondissement à M. le Préfet comme un foyer de sédition, que cependant il s'était assuré par les déclarations qui lui ont été faites et par les renseignements qui lui ont été fournis que l'on avait calomnié les paisibles habitants de l'arrondissement de Saint-Dié, et il a promis de dissuader M. le Préfet de la mauvaise opinion qu'on lui avait donné des sentiments qui nous animent ».

 

« Considérant que la réunion d'une troupe de partisans dans l'arrondissement serait pour toutes les communes où ils se porteraient une calamité, et qu'il importe à tous les bons citoyens de se réunir pour le maintien du bon ordre et de la tranquillité, et qu'il est du devoir même de chacun de s'armer contre les brigands qui n'ont pour but que le pillage auquel ils voudraient se livrer à la faveur du désordre qu'ils ont projet de répandre dans nos paisibles communes ».

« A délibéré de faire de nouveau publier la proclamation du 2 mars, de la répandre dans toutes les communes et d'employer tous les moyens possibles pour préserver notre ville des malheurs dont elle serait victime si les Partisans parvenaient à exécuter leur infâme projet »

« FERRY »

 

Les Bavarois de Huschberg, bien reçus et copieusement traités par la ville, s'y attardèrent quelque peu et ne partirent qu'après une journée de repos, par la route de Saales, s'arrêtant dans les villages et fouillant les maisons plus particulièrement signalées comme suspectes.

Pendant ce temps, avait lieu, dans la matinée du Jeudi-Saint (7 avril), l’affaire de Rothau, où Nicolas Wolff se battit comme un lion, avec trois quatre cents partisans, contre une centaine de Badois, commandés par le capitaine de Bodmann. Il parvint à les faire reculer jusqu'à Schirmeck, puis se replia sur Urmatt. La troupe badoise n'avait perdu qu'un homme trois autres, dont le lieutenant Menzer, étaient légèrement blessés. Les quelques dragons qui accompagnaient, comme éclaireurs, la compagnie d'infanterie, en étaient quittes pour un cheval tué et deux blessés.

 

Malgré sa victoire, Wolff sentait sa situation très compromise. Sur l'insistance de plusieurs de ses amis, il demanda à parlementer et, le soir même du combat de Rothau, consentit à rendre les armes et à renvoyer ses hommes. Il était grand temps, car les Badois et les Bavarois arrivaient en toute hâte, venant de toutes les directions, pour rétablir l'ordre et désarmer les habitants.

Huschberg voulut faire un exemple, Il ordonna de démolir de fond en comble la maison de Wolff et que l'opération se ferait par des travailleurs fournis par les villages voisins. Le mobilier, caché dans la cave, serait conduit à Saint-Dié par un gendarme, pour être remis plus tard aux enfants du brigand en chef.

Les battues continuèrent dans les villages et les forêts pendant les jours suivants. Mais personne ne bougeait. A quoi bon, d'ailleurs une plus longue résistance, puisqu'on venait d'apprendre la capitulation de Paris, l'abdication de l'Empereur et le retour des Bourbons.

 

Cette grande nouvelle, à son arrivée à Saint-Dié, dans la matinée du 9 avril, y souleva une profonde émotion et des sentiments divers. Les rues se remplirent de monde, et comme toujours en temps de changement de gouvernement, bon nombre d'impérialistes devinrent brusquement de chauds royalistes. Quelques uns allèrent jusqu'à trinquer avec les Bavarois d'Huschberg, de retour de leur expédition.

 

Le Conseil municipal se réunit aussitôt, et le Maire donna lecture de la proclamation qu'il venait de rédiger et qui fut approuvée « Le Conseil extraordinairement assemblé, il lui a été donné communication des pièces officielles annonçant l'entrée des troupes des Hautes Puissances alliées dans la capitale de la France et de la nouvelle de la déchéance de Napoléon Bonaparte, prononcée par le Sénat.

« Plein d'admiration pour les décrets de cette divine Providence qui, après vingt ans de Révolutions, qui ont causé tant de désastres et de calamités, nous replace sous le gouvernement paternel de nos anciens souverains, les fils de saint Louis et de Henri IV

« Pénétré de reconnaissance pour la bonne discipline des troupes bavoroises qui ont occupé le département logé ou séjourné en cette ville, et pour l'administration sage que les Hautes Puissances alliées ont établie dans le département

«  Le Conseil municipal a arrêté 1° Qu'il se rendrait en corps au Te Deum que M. le Curé de cette ville, grand-vicaire de l'évêché de Nancy, se propose de chanter demain pour célébrer les heureux événements qui vont régénérer la France et remercier le Dieu des Armées de la paix qui va en être .le résultat ; 2° Qu'il serait donné à diner, à l'Hôtel de Ville, aux frais de la Commune, à tous les soldats bavarois au nombre d'environ 120, en garnison en cette ville, et que tous les fonctionnaires publics qui voudraient souscrire à l'invitation du Conseil municipal, se réuniront à un banquet à la mairie, à leurs frais et inviteront MM. les officiers bavarois et autres, qui pourraient se trouver en cette ville, demain, jour de Pâques à se réjouir avec eux du rétablissement de l'ancienne monarchie et de la fin de la guerre. »

« FERRY »

 

Alleluia ! A ce chant d'allégresse qui venait de faire retentir les voûtes de la vieille cathédrale de Saint-Dié, succédèrent, dans les rues et à l'Hôtel de Ville, les cris d'une foule en délire. Et c'est de cette façon que fut célébrée la fête de Pâques, le 10 avril 1814.

Tout de même, on avouera que l'esprit public a fait de notables progrès depuis cette époque. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à comparer la conduite de la population des Vosges en 1814, lorsqu'elle fraternisait bruyamment « avec ses bons amis les ennemis », et l'attitude calme: froide et quelque peu méprisante, mais toujours fière et digne, de nos compatriotes, lors de l'invasion de 1870, et pendant l'occupation qui suivit.

 

 

D’après Henri BARDY, Le Pays Lorrain - 1905

 

 

 

 



21/01/2018
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