La gare de Nancy en août et septembre 1914 (5)
Dimanche 30 août. — Aujourd’hui, nous nous sommes offert la distraction peu banale de déjeuner sur le passage en bois qui relie le premier au deuxième quai ; rien à craindre, il ne passe pas de train.
14 heures. — Un train de quarante wagons venant de Varangéville, wagons aménagés avec des brancards et hamacs, vient de passer, allant à Is-sur-Tille.
Mardi Ier septembre. — Nous savons que les trains allant à Paris ne passent même plus par Troyes ; ils sont détournés sur la ligne P.-L.-M.
8 heures. — Deux trains venant de Toul emmènent à Varangéville des territoriaux du 42e. Beaucoup sont de Nancy et nous disent bonjour en passant ; ils ont la lugubre mission d’aller enterrer les morts à Haraucourt, Réméréville, Drouville.
15 heures. — Deux trains arrivant du dépôt, à Troyes, amènent des renforts pour le 26eet le 69e régiment d’infanterie, afin de combler les vides ; les unités ont particulièrement souffert lors des derniers combats.
Jeudi 3 septembre. — D’autres trains venant des dépôts amènent des renforts aux régiments du 20e corps, qui en ont, paraît-il, grand besoin.
Un médecin-major à trois galons, fait prisonnier à Morhange, a été renvoyé par la Suisse. Il nous dit que les blessés français ont été laissés plusieurs jours sans être relevés, exposés au grand soleil et aux nuits fraîches ; la plupart sont morts. Les officiers ont été dépouillés de tout ce qu’ils avaient ; trousses, cantines, vêtements, même de leurs porte-monnaie. Les soldats se partageaient des morceaux de pantalons rouges comme souvenir.
Vendredi 4 septembre. — La division du 9e corps qui avait été retenue ici le 21 août est embarquée ; les feuilles de route portent la gare régulatrice de Troyes. La division de cavalerie de Lunéville doit suivre. On embarque sur tous les quais militaires de la région.
Samedi 5 septembre. — Les embarquements de la 18e division ont continué toute la nuit ; les hommes paraissent très fatigués ; cependant, aux portières des wagons aménagés, les loustics s’exhibent coiffés de casques à pique, de casquettes à boutons, de capotes grises; certains ont l’équipement complet et se font admirer au passage.
Le canon gronde sans arrêt; profitant de quelques heures de liberté, dans l’après- midi, par un temps bien clair, je monte à la Cure d’Air avec le lieutenant Bellot ; nous dominons le champ de bataille, le spectacle est impressionnant. Au lointain, du côté de Cercueil, Lenoncourt, d’épaisses fumées noires montent dans le ciel ; on distingue très bien les éclatements des fusants, comme des étincelles, au milieu d’un petit nuage gris qui bientôt se dissipe; des avions français circulent en tous sens.
19 heures. — Le sous-chef de service vient nous prévenir qu’au téléphone, on entend parler allemand ; nous écoutons, c’est bien exact ; un officier dicte des ordres ; nous ne savons pas suffisamment l’allemand pour en comprendre le sens; le mot Dombasle est prononcé plusieurs fois ; mais cela ne dure que quelques instants. La communication venait d’une gare, sans doute de Pont-à-Mousson.
Dimanche 6 septembre. — Les gens des environs, Lay-Saint-Christophe, Laneuvelotte, Pulnoy, se replient sur Nancy, les uns en voiture, les autres à pied, lamentable défilé de malheureux chassés de leurs foyers. Peu de monde dans les rues ; interdiction aux civils de voyager en auto, à bicyclette ; les cafés ferment à 18 heures ; aucune lumière dans les rues et des patrouilles font fermer volets et persiennes.
Le personnel du Service de Santé vient voir dans quelles conditions on pourra évacuer tous les hôpitaux de la ville. Ce sera pour demain. Ce soir, on embarque pour Neufchâteau 70 blessés allemands encadrés par 17 gendarmes.
Lundi 7 septembre. — On va aujourd’hui procéder à l’évacuation de 2450 blessés; à Champigneulles, on fera un autre embarquement de blessés amenés dans des péniches aménagées. Craint-on une nouvelle attaque brusquée? Vide-t-on les hôpitaux en prévision de nouvelles batailles qui les rempliront à nouveau ? Nous saurons plus tard que cette évacuation précipitée est causée par une épidémie de gangrène et de tétanos qui a déjà fait de nombreuses victimes.
Les trains sanitaires viennent se ranger le long des quais de la Croix-de-Bourgogne. Les tramways aménagés et les voitures sanitaires font la navette entre les divers hôpitaux et la porte de la grille ; sur des brancards, les malheureux qui geignent sont portés dans les wagons qui manquent de confort. Le bon M. Richard a fait préparer du thé, du café, que les soldats du poste vont chercher au buffet; nous passons de l’un à l’autre avec des bidons et des quarts; tous ont la fièvre et demandent à boire ; l’embarquement dure une partie de la nuit, dans l’obscurité ; les trains partent les uns derrière les autres, au ralenti.
Dans la nuit du 22 au 23 août, nous avons déjà assisté à pareil spectacle, mais encore plus angoissant.
Mardi 8 septembre. — L’ennemi attaque dans la Woëvre ; deux régiments de cavalerie et deux d’infanterie sont partis en hâte vers Pontenoy-sur-Moselle,
Belle journée ensoleillée. Beaucoup de monde rue Saint-Jean et aux terrasses des cafés. On peut s’offrir le luxe d’un défilé de tous les modes de locomotion : voici une voiture de livraison qui porte en grosses lettres ; « Florent, marchand grainetier à Tours »; puis l’autobus « Auteuil-Gare-Saint-Lazare » transformé en voiture de boucherie.
Nous ne savons toujours rien de la grande bataille qui est livrée vers Châlons. Le commandant Lefort, de la Commission du réseau n’est pas revenu depuis qu’il a été appelé au Grand Quartier général.
Mercredi 9 septembre. - Il fait aujourd’hui une chaleur étouffante, le temps est orageux ; le soir, des lueurs paraissent en direction de Saint-Nicolas, mais il ne s’agit pas d’éclatements, ni d’incendies, ce sont des éclairs lointains. L’orage éclate à 21 h 30 au-dessus de Nancy : éclairs éblouissants, roulements de tonnerre qui ne discontinuent pas, pluie diluvienne.
21 heures. — Je suis au bureau avec le sous-chef Cochard ; un bruit singulier nous fait tendre l’oreille ; c’est un long miaulement suivi d’une détonation; bientôt après, le même bruit insolite se répète et puis d’autres ; plus de doutes, c’est un bombardement ; pourtant les avions ne pourraient sortir par un pareil temps. Est-ce l’attaque finale ? Les Allemands seraient-ils aux portes de Nancy ? Bientôt les officiers, qui couchent dans les hôtels voisins arrivent en tenue plutôt sommaire; puis ce sont les employés avec leurs femmes et leurs enfants.
22 heures 30. — De la place Thiers, on voit très bien les lueurs d’incendies en direction du marché ; les coups se succèdent à intervalle de trois minutes.
23 heures. Tout le monde est rassemblé sur le quai ; le poste est en armes. Le chef de gare a fait avancer sous l’horloge le train de secours.
23 heures 15. Le commissaire militaire de Jarville téléphone que des obus tombent à proximité de la gare qu’il se retire à Ludres. M. Nérot téléphone d’Épinal qu’il faut différer le départ jusqu’à la dernière minute.
Minuit et demi. — L’orage s’est calmé, le bombardement a cessé. La ville est en rumeur. Les gens, pris de panique s’en vont, par le pont Saint-Jean et le pont Stanislas; comme dans la nuit du 22 au 23 août, ils reviendront au matin, fourbus.
Vendredi 11 septembre. — 9 heures. — Le bruit circule que les Allemands ne sont plus à Pont-à-Mousson. Est-ce encore un canard ? On nous a déjà tellement dit de sottises.
10 heures 30. C’est exact, une dépêche de la gare de Dieulouard confirme que les Français sont rentrés à Pont-à-Mousson.
Midi. Lunéville est évacuée aussi ; c’est un recul général. Et le bombardement de l’avant-dernière nuit était donc une vengeance, une façon à eux de prendre congé !
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