La Lorraine dans le temps

La Lorraine dans le temps

La vie en Lorraine au siècle des Lumières - 1.10 -Les dépenses inconsidérées de Léopold

 

La malheureuse duchesse de Lorraine revient fréquemment dans sa correspondance sur les prodigalités de son mari, qui, sans songer aux siens, puisait à pleines mains dans le trésor pour satisfaire les exigences de son altière maîtresse. Aucun motif, sinon la passion du duc de Lorraine, n'ex­plique la profusion d’honneurs et de largesses répandues sur la famille de M. de Craon. Léopold ne se contenta pas de faire obtenir à ce personnage, — d'abord l'un de ses chambellans, puis son grand écuyer, — les titres de prince du Saint-Empire, de grand d'Espagne de première classe, de chevalier de la Toison d’or ; il ne se contenta pas d’obliger la Chambre des comptes à l'appeler « très cher féal et cousin » ; à ces avantages purement hono­rifiques s’en joignirent beaucoup d'autres qui ne laissaient pas d’être utiles. On sait que M. de Craon, « naguère pauvre comme Job », selon le mot de la Palatine, acheta pour 1100 000 Frs la terre de Hadonviller, érigée en mar­quisat par lettres patentes du 21 août 1712, y éleva un assez vaste bâtiment, et que le même seigneur fit construire à Nancy, sur les dessins de Boffrand, un hôtel magnifique, entièrement achevé et meublé en 1713. Le favori du prince reçut encore, comme menus cadeaux, les étangs de Buissoncourt, le bâtiment de l’ancienne vénerie de Lunéville, et, comme don de conséquence, le marquisat d’Haroué, où s'éleva bientôt une demeure princière. La duchesse de Lorraine, dans une lettre à la marquise d’Aulède, constate avec tristesse et résignation que les constructions de M. de Craon sont poussées avec rapidité et très bien ache­vées : « Pour les nôtres, disait-elle, je crois qu’elles ne le seront jamais ; mais je n’en veux rien dire de plus. » Aussi Léopold ne consentit jamais à se séparer de la femme qui était à ses yeux le plus bel ornement de la cour de Lunéville. Au printemps 1711, lorsqu’il fut une pre­mière fois question de rappeler de Paris M. Barrois, âgé et souffrant, le prince de Vaudémont engagea le duc à accréditer auprès du roi de France M. de Craon ; le duc répondit qu’il ne le croyait pas capable de remplir celle mission, « parce qu’il était trop dissipé par le jeu et par la bagatelle, mais tel n’était pas l’avis de M. d’Audiffret : la principale raison de ce refus, écrivait l’agent de Louis XIV, est « qu’il ne voudrait pas perdre Mme de Craon dont il est toujours fort amoureux ; je lui aurais mal fait ma cour d’insister sur ce choix qui serait sans contredit le meilleur à faire parmi la noblesse où il y a très peu de sujets capables de cette commission. »

 

le prince de Craon

 

C’est avec une sollicitude vraiment paternelle que Léopold veilla pendant tout son règne sur les enfants de Mme de Craon ; il maria Anne-Marguerite à Jacques-Henri de Lorraine, à qui il donna la principauté de Lixheim et qu'il fit grand-maître de sa maison ; Gabrielle-Françoise épousa le prince de Chimay, gouverneur d'Oudenarde, feld-maréchal-lieutenant des armées de l'Empereur ; Louise-Eugénie devint abbesse d’Épinal, et Charlotte, coadjutrice, puis abbesse de Poussay. Enfin Léopold s'oc­cupa activement d'obtenir pour le chevalier de Beauvau une commanderie de Malte. Nous comprendrons après cela la lettre suivante de la duchesse de Lorraine : « L'on peut dire que leur fortune a toute cette famille va bon train dans le monde, et que l'on ne songe qu'à établir cette race, sans songer à la sienne propre. Je n'en dis pas davantage, mais je le ressens bien vivement. Je vous prie que ce que je vous mande-là ne soit que pour vous seule, Madame, en qui j'ai toute confiance. »      -

Quant à M. de Craon, il laissait faire : Il ferme les yeux à tout, écrit d'Audiffret, et compte que le plaisir de s'enrichir dédommage abondamment du point d'hon­neur.

Ces détails sur la vie privée de Léopold détonnent sin­gulièrement dans le concert de louanges dont ce prince a été longtemps l’objet. Ses panégyristes nous le repré­sentent absorbé par les détails de son gouvernement, soit qu'il s’occupe de fermer la porte de ses palais à la guerre, et qu’il veuille donner à ses sujets des lois, des « mœurs », un caractère. Ils ne disent pas que, dans les dernières an­nées de la guerre de la succession d'Espagne, ce « vrai sage » n'avait guère moins d’attention et de peine à con­jurer les bouderies de Mme de Craon qu’à éloigner de lui l'orage qu’il voyait se former à Versailles.

La noble dame était jalouse ; elle accusait Léopold, « l’é­poux tendre et fidèle » que célèbre le comte de Foucault  de ne point être le modèle des amants. Au mois de fé­vrier 1711, lors du séjour que la duchesse de Mantoue fit à Lunéville, elle fut très mécontente des attentions dont le duc de Lorraine honora la jeune veuve, et me­naça de ne plus le voir si cette femme reparaissait en Lorraine : « Elle a boudé pendant trois jours avec des airs de hauteur étonnants, 2000 pistolles que le duc lui envoya ne le remit en grâce qu’à la condition que la duchesse de Mantoue ne viendrait plus à la cour. » Quelque temps après, elle exigeait l'éloignement d’une jeune dame d’honneur de la duchesse de Lorraine, Mlle d’Agencourt, que Léopold avait mariée au marquis de Spada, alors chevalier d’honneur d’Elisabeth-Charlotte : Mme de Spada accoucha quelques mois après et le bruit courut à Lunéville « que c’était le fruit d’une galan­terie secrète qu'elle avait eue avant son mariage avec M. le duc de Lorraine... L’on ajoutait que le marquis de Spada en avait eu quelque soupçon et qu’il trouva un jour sur le lit de la demoiselle un bouton d’or qu’il reconnut être d’une veste du prince », pour calmer « les accès de fièvre » de la Craon, le duc relégua momentanément Mme de Spada dans une terre de 2000 livres de rente dont il gratifia le complaisant mari.      

La moindre résistance exaspérait l’irascible maîtresse de Léopold. Un jour elle voulait avoir la charge de dame d’honneur que ne remplissait plus la marquise de Trichateau, depuis longtemps souffrante. Le duc refusait par égard pour cette dame et pour son mari, capitaine d’une compagnie des gardes du corps : « Il crut adoucir Mme de Craon par des présents magnifiques venus depuis peu de Paris. Mais sa fierté n’en a voulu rien rabattre, et depuis quelque temps elle ne se montre plus et fait la malade, ressource toujours assurée pour elle, quand elle veut obtenir ce qu'elle désire. On prétend que M. le prince de Vaudémont, (qui doit venir à Lunéville dans deux jours, sera le médiateur de ce différend... Mme la duchesse de Lorraine, quoique engagée à soutenir sa dame d’honneur, ne veut point s’en mêler. »

Mme de Trichateau conserva sa charge, mais Léopold, pour rentrer en grâce, crut devoir généreusement octroyer à M. de Craon une somme de 20 000 livres, sous prétexte de la dédommager de ses pertes au jeu.

 

A suivre

 

 

 

 

 

 



19/04/2020
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